Rilke. Lettres à un jeune poète

Si votre amour vaut pour l’infime et si, avec l’humilité d’un serviteur, vous cherchez à gagner la confiance de ce qui vous paraît pauvre alors tout vous deviendra plus facile, plus cohérent, pour ainsi dire plus réconciliateur, non pas pour votre entendement qui, étonné, ne suit pas, mais au plus profond de votre être conscient, éveillé, qui sait.

Penser au monde que vous portez en vous, ne prêtez attention qu’à ce qui se lève en vous et placez-le au-dessus de tout ce que vous observez autour de vous. C’est ce qui se développe dans votre intimité qui mérite tout votre amour, il vous faut y travailler.

Il est bon aussi d’aimer : car l’amour est difficile. Mais le temps d’apprendre est toujours un long temps de claustration, aussi l’amour est-il pour longtemps ajourné et repoussé au cœur de la vie : solitude, esseulement sublimé et approfondi pour qui aime. C’est pour l’individu une occasion sublime de mûrir, de devenir un être en soi, de devenir un monde, de devenir monde pour soi et pour l’amour d’un autre, c’est pour lui une haute et fière exigence, quelque chose qui fait de lui un élu et l’appelle vers de grands horizons. C’est l’achèvement, c’est peut-être ce à quoi, encore maintenant, une vie humaine suffit à peine. Je crois que si cet amour reste aussi fort et puissant dans votre souvenir, c’est que vous avez été alors pour la première fois profondément seul et que pour la première fois vous avez fait pour votre vie ce travail intérieur.

Et par ailleurs laissez faire la vie. Croyez-moi : la vie a raison.

Rainer Maria Rilke. Lettres à un jeune poète (extrait). Poésie Gallimard