Jankélévitch. Quelque part

Ainsi Orphée perd Eurydice parce qu’il ne lui suffit pas de deviner sa présence tremblante; ce savoir dérisoire ne lui suffit pas, et il se retourne, l’imprudent, pour s’assurer de son bonheur et en vérifier la présence. Et pourquoi Orphée ne devait-il pas regarder Eurydice? Parce qu’en prenant conscience de ce don gratuit, il devenait un propriétaire jouissant de son avoir en toute complaisance et vivant des rentes de l’impalpable… Il transformait l’aimée en objet précieux. Il en va de même pour cette chance si fragile qui marche derrière nous; il ne faut pas la regarder ni surtout l’interroger, ni nous la faire confirmer; ne lui posons pas de questions, sans quoi elle retournera aux Enfers, auprès de Pluton, dans le Hadès d’où elle est venue. Que la nostalgie nous suffise! « La saison est belle et ma part est bonne »… Mais voilà que nous recommençons à y penser, nous cessons de danser et de chanter… L’insouciant devient soucieux et craint de perdre son joyau. Ne nous retournons pas vers notre innocence. Prenons plutôt pour modèle cette fleur des steppes dont parle Liszt : elle pousse dans le sable des racines si superficielles que le moindre vent l’emporte. On l’appelle la Fiancée du vent.

Vladimir Jankélévitch. Quelque part dans l’inachevé. Folio. 1987