Tout est nourriture

« Tout est nourriture ».
Shatapatha Brâhmana (commentaire sur les Védas)

Tout est nourriture pour le Tout dont je suis issu. Alimentations pour le corps, relations pour le cœur, réflexions pour la conscience et révélations pour l’esprit.
Tout ce qui est « moi » est en interactivité constante au service de cet appétit de vivre ou, au contraire, de son anorexie. Aussi dépend-il de ce « moi » de connaître ses manques, ses besoins, ses demandes, ses frustrations, ses peurs, ses espérances, ses désirs…
Je suis de par ma condition humaine mon propre capitaine, de même que je suis, par mon expérience, mon propre laboratoire d’analyse.
Il s’agit d’être à l’écoute de soi-même prenant garde à ne pas sombrer dans les filets de son autosuffisance, c’est-à-dire de l’ego.
« Vous êtes dans le monde mais vous n’êtes pas de ce monde ». Évangile de Jean.

Cet ego qui avance masqué me possède quand j’oublie la vigilance. C’est lui qui s’approprie ce que je suis, presque à mon insu. C’est lui qui me fait prendre les vessies de l’illusion pour les lanternes de la réalité. C’est lui qui me leurre avec son idéal du moi qu’il poursuit désespérément, me laissant croire que le faux peut être vrai. C’est lui qui veut le beurre, l’argent du beurre, la crémière et la crémerie. C’est lui qui m’asservit en revendiquant ce « moi » isolé du reste de mon environnement. L’ego, c’est cette partie en moi à laquelle je fais allégeance par identification et qui m’entraîne vers le jugement d’autrui et la condamnation de moi et réciproquement. C’est lui qui exclut, qui fige, qui banalise et qui ment. C’est l’usurpateur, le momificateur, le ritualiste, le fossoyeur. C’est celui qui me fait dire : « Moi, je » au lieu de « Je ».
Enfin c’est lui qui me rend complice et dépendant de son autoritarisme à exister, coûte que coûte, au prix de ma perte. Perte de ma conscience et perte de mes facultés d’intelligence, aussi. Cet ego qui s’extrait du Tout pour se sentir existant, s’est construit par les influences, les conditionnements, les injonctions, les secrets de mon histoire. Et l’ego n’a que la mémoire que je lui concède. Il n’y a pas de poubelle dans les tréfonds de la conscience, juste une amnésie.
Et c’est maintenant qu’il n’est plus question de s’adapter, voire de se suradapter, mais de se transformer. A-t-on jamais vu quelqu’un se gargarisant d’ego faire sa mue ?
« Tant que vous n’avez pas appris à reconnaître les fantômes qui vous habitent, vous n’êtes pas né, vous demeurez la création des autres ». Marie Cardinal.

Il s’agit donc d’être attentif afin de discerner quelle est la partie de moi qui choisit ses nourritures et pour quelle finalité, l’émancipation ou l’emprisonnement ? Qu’est-ce que je veux nourrir en moi ?
Il y a en moi cet ego séparateur qui me vampirise tant que je continue de l’alimenter jusqu’à ce que je me souvienne que je ne suis pas mon ego, que je ne suis pas seulement cette construction imaginaire, fantasmatique, irréelle.
Sans négliger non plus, l’appétence de l’ego à l’autojustification pour prouver qu’il a raison contre toute forme de réflexion parce qu’ainsi il se croit en sécurisé, en territoire connu mais comme un funambule au-dessus du vide pourrait l’être.

Plus qu’une transformation, il s’agit d’un retranchement, d’un retour sur soi-même qui peut s’opérer au moyen d’une introspection, d’une remise en cause de ce que je croyais être, de celui pour qui je me prenais. Et cette sorte de révélation s’effectuera par des expériences, des choix, des nourritures qui me seront propres. Il n’est personne d’autre que moi pour le découvrir et personne ne peut l’expérimenter à ma place. C’est de cela que dépend ma décision d’être heureux.
Je courrais après le rêve de vivre en oubliant que je suis déjà vivant.
« Si tu rencontres le Bouddha, tue-le ! ». Moine zen.

La beauté de l’ordinaire fait partie de ces nourritures symboliques qui, tels des phares baudelairiens, permet un accès transitoire pour revenir de ce monde formel à la source originelle. Beauté de toutes sortes qui m’élèvent : un regard croisé dans la rue, un parfum évocateur, un moment partagé, une tranquillité d’être sans cause, une lecture remuante, une plénitude devant un paysage, une disponibilité à l’inattendu…

Il n’est d’autres méditations que celles qui me reconnectent à une profondeur, une intimité, une souvenance.
Je me prenais pour une ombre errante alors que j’étais fait d’une lumière en mouvement.
C’est lorsqu’il y a coïncidence parfaite entre mes pas et le chemin que « je suis ».
Et c’est ce pas qui me conduit au seuil.
Passée la paresse intellectuelle, dépassée la satisfaction immédiate et trépassé le recyclage émotionnel, une confiance grandissante se fait jour qui aide à s’occuper de soi du mieux possible et à prolonger l’apprentissage. Et une journée où je me rencontre, où je délie davantage mes croyances et mes projections, m’apporte le bienfait de quelques instants de paix impérissables, passagers mais réels.
C’est une respiration enfin retrouvée.
C’est embrasser cette source à la mesure de ma soif.
« Aide-toi, le Ciel t’aidera ». Jean de La Fontaine.

Patrick Giles