Morin. La reliance

Voila pourquoi, je crois que nous devons apprendre à nous relier à ce dont nous sommes déliés, comme nous devons aussi apprendre à relier nos savoirs et dimensions déliés. Pour ma part, je l’ai dit, j’ai la religion de la reliance, qui est une foi profonde en la non-séparabilité : du réel et du mythe, de la raison et de la folie, du Bien et du mal, de la connaissance de l’objet et de la connaissance du sujet, de la connaissance et de l’inconnaissable. Ainsi j’essaie d’assumer ma propre dialogique de sapiens-demens, de connaissant-ignorant. Je maintiens toujours vivante en moi la dialogique pascalienne entre les quatre forces du doute et de la foi, de la rationalité et du mysticisme. Aucune n’arrive à dominer les autres et leur conflit est un dialogue où l’une génère et régénère les autres. (…)

Je ressens un sentiment mystique devant le profond mystère enveloppant notre condition d’être vivant, bordant notre domaine de connaissance, lequel se situe dans une bande moyenne entre deux doubles infinis (cosmique et microphysique, cosmique et intérieur). J’éprouve le besoin profond de relier notre connaissance au sens du mystère où débouche toute connaissance, de relier mes discours à l’indicible. Et c’est pourquoi je me sens proche d’un mystique comme Jean de la Croix, que je place en complémentarité antagoniste avec Montaigne et qui comporte également un « que sais-je ? ». Au doute de Montaigne, Jean de la Croix apporte le sens de « la nuée ténébreuse qui éclaire », l’idée que le savoir qui s’élève débouche sur le non-savoir.

Edgar Morin. Mes philosophes. Pluriel. 2018