Conrad. La jeunesse

Seule la jeunesse connaît de tels moments. Je ne parle pas de l’extrême jeunesse. Non. L’extrême jeunesse ne connaît pas de moments, à proprement parler. C’est le privilège de la prime jeunesse de vivre en avance sur son temps, dans toute la splendide continuité de l’espoir qui ne connaît ni pause ni introspection.

On referme derrière soi la petite porte de la simple enfance – et l’on pénètre dans un jardin enchanté. Ses ombres mêmes brillent de promesses. Chaque détour du sentier a son attrait. Et ce n’est pas qu’il s’agisse d’un pays encore inexploré. L’on sait fort bien que tout le genre humain a défilé par ce chemin. C’est le charme de l’expérience universelle dont on attend quelque sensation rare ou personnelle – un petit quelque chose qu’on puisse avoir en propre.

L’on va de l’avant, reconnaissant au passage les repères laissés par les prédécesseurs, passionné, amusé, encaissant à la fois la chance et la déveine – les coups et les caresses, comme on dit – ce pittoresque lot commun qui renferme tant de possibilités pour les méritants ou peut-être pour les chanceux. Oui, on va de l’avant. Et le temps, lui aussi, va de l’avant – jusqu’au jour où l’on aperçoit devant soi une ligne d’ombre annonçant qu’il va falloir aussi laisser en arrière la région de la prime jeunesse.

Joseph Conrad. La ligne d’ombre. Folio. 2010