Daumal. Notre plus grande peur

Dès que leurs visages furent tournés vers le dehors, les hommes devinrent incapables de se voir eux-mêmes, et c’est notre grande infirmité. Ne pouvant nous voir, nous nous imaginons. Et chacun, se rêvant soi-même et rêvant les autres, reste seul derrière son visage. Pour se voir, il faut d’abord être vu, se voir vu. Or, il y a sûrement une possibilité pour l’homme de réapprendre à se voir, de se refaire un œil intérieur. Mais le plus grave, et le plus étrange, c’est que nous avons peur, une peur panique, non pas tellement de nous voir nous-mêmes que d’être vus par nous-mêmes ; telle est notre absurdité fondamentale. Quelle est la cause de cette grande peur ? C’est peut-être le souvenir de la terrible opération chirurgicale que nos ancêtres ont subie quand ils furent coupés de deux ; mais alors, ce que nous devrions craindre le plus, c’est qu’en continuant à nous séparer de nous-mêmes par une brillante fantasmagorie, nous allions nous exposer à être encore une fois coupés en deux – et c’est ce qui arrive déjà. Si nous avons peur de nous voir, c’est bien parce qu’alors nous ne verrions pas autre chose ; notre fantôme a peur d’être démasqué.

C’est par cette peur de cette horrible révélation que nous nous grimons et que nous grimaçons. Et notre tête, modeleuse de masques et conteuse d’histoires, au lieu de nous guider vers la vérité, est devenue notre machine à nous mentir.

René Daumal. Chaque fois que l’aube paraît. Gallimard. 1953