Rolland. Le voyage intérieur

J’ai toujours vécu, parallèlement, deux vies, – l’une, celle du personnage que les combinaisons des éléments héréditaires m’ont fait revêtir, dans un lieu de l’espace et une heure du temps, – l’autre, celle de l’Etre sans visage, sans nom, sans lieu, sans siècle, qui est la substance même et le souffle de toute vie. Mais de ces deux consciences, distinctes et conjuguées, – l’une, épidermique et fugace, – l’autre, durable et profonde, – la première a, comme il est naturel, recouvert la seconde, pendant la plus grande part de mon enfance, de ma jeunesse, et même de ma vie active et passionnelle. Ce n’est que par soudaine explosions que la conscience souterraine, réussissant à forer l’écorce des jours, jaillit comme un jet brûlant de puits artésien, – pour quelque secondes seulement, – de nouveau disparue et sucée par les lèvres de la terre. Jusqu’aux temps accomplis de la maturité, où les coups répétés des blessures de la vie élargissant les fissures de l’écorce, la poussée de l’âme intérieure fraie à l’Etre caché son lit de fleuve dans la plaine.

Romain Rolland. Le voyage intérieur. Albin Michel. 1959