Éloge du vin

 … C’est ce qu’il y a de plus pur, et cependant ce n’est point de l’eau ; ce qu’il y a de plus léger, et pourtant l’air ne la compose point ; c’est une lumière que le feu n’engendre pas ; c’est une âme qui n’habite point de corps.

Sa mémoire a précédé anciennement tous les êtres créés, alors qu’il n’existait aucune forme visible, aucun corps apparent.

Par elle se sont établies toutes choses : ensuite par une sagesse qui lui est particulière, elle s’est dérobée aux regards de ceux qui n’ont pu la comprendre.

A sa vue mon âme égarée est tombée en extase ; et toutes deux se sont confondues tellement l’une dans l’autre, que l’on ne pourrait pas discerner si une substance a pénétré une autre substance.

Ce vin considéré seul représente mon âme que je tiens d’Adam ; la vigne, elle seule considérée, signifie mon corps qui comme elle a la terre pour mère.

La pureté des vases, je veux dire des corps, provient de la pureté des pensées qui s’étendent et se perfectionnent par cette ineffable liqueur.

On a voulu établir une différence entre ces choses, mais le tout est demeuré un et indivisible. Or, nos âmes sont le vin, et nos corps la vigne.

Avant cette liqueur il n’est rien, et après elle il n’est rien encore. Le temps où a vécu le père commun des hommes, n’est venu qu’après elle, et elle a toujours existé par elle-même.

Avant les siècles les plus reculés elle était ; et l’origine des siècles n’a été que le sceau de son existence.

Telles sont les infinies perfections de cette liqueur, qui engagent à la décrire tous ceux qui sont épris de ses attraits. Que la prose ou les vers célèbrent ses louanges, n’importe, les louanges ont un mérite égal.

Celui qui en entend parler pour la première fois, tressaille d’allégresse comme l’amant passionné au seul nom de sa bien-aimée…

L’éloge du Vin. Ibn Al-Fârid. Traduction de Grangeret de Lagrange