Rilke. Qu’est-ce que l’amour ?
Ce n’est pas aussi fâcheux qu’il semble à première vue; car c’est en même temps le plus positif de la vie, que chacun ait tout en lui-même : son destin, son avenir, son espace, son monde, tout entiers. Il n’y en a pas moins des moments où il est difficile de rester au-dedans de soi et d’y tenir; dans les moments mêmes où il faudrait se tenir plus fermement et — serait-on tenté de dire —plus obstinément à soi, il arrive que l’on se raccroche à quelque chose d’extérieur, qu’à l’occasion d’événements importants l’on transfère son propre centre dans un élément étranger, dans un autre être. C’est aller contre les lois élémentaires de l’équilibre, et il ne peut en résulter que difficultés. (…)
En effet, Friedrich, crois-moi : plus on est, plus riche est tout ce que l’on vit. Et celui qui veut avoir dans sa vie un amour profond, il lui faut épargner et amasser, faire son miel à cet effet.
Il ne faut jamais désespérer quand on perd quelque chose : un être, une joie, un bonheur; tout vous revient plus magnifique. Ce qui doit se détacher se détache; ce qui nous appartient reste en nous, car tout obéit à des lois qui dépassent nos vues et avec lesquelles nous ne sommes en contradiction qu’apparemment. Il faut vivre en soi-même, et penser la totalité de la vie, ses millions de possibles, d’espaces, d’avenirs, en face de quoi il n’est rien de passé, rien de perdu.
Rainer Maria Rilke. Correspondances. Seuil. 1976
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