De grains de sable en grains de blé

Il est un temps d’instruction, d’apprentissage et de méditation pour celui qui pèse sa propre vie non seulement sur la balance du jouir et du souffrir mais aussi qui la mesure à l’aune de son exigence pour parvenir à une réelle connaissance. Et dans une mécanique efficacement huilée dès sa naissance par l’environnement, l’éducation et ses choix d’existence, seul un grain de sable, accidentel ou logique, pourra l’enrayer et produire un temps de pause salutaire, un arrêt sur imaginaire.

C’est uniquement l’honnêteté envers soi-même qui peut permettre ce premier pas, la cohérence intérieure en étant le second. La conscience, c’est-à-dire ce qui est universellement partagée de tout temps, en tous lieux et même au-delà, a toujours les yeux fixés sur mes regards autocentrés d’ego n’ayant d’autres fonctions que de m’éviter la rencontre authentique avec moi-même. On peut se voiler la face bien qu’elle soit toujours éclairée de l’intérieur.

Reconnaître où je suis, où j’en suis, m’offre la possibilité d’un sursaut et d’une orientation nouvelle. Il s’agit d’être courageux et déterminé pour voir que quand j’accuse, je me nie, c’est-à-dire que je juge d’abord au lieu d’observer ce qui me dérange et que je condamne plutôt que de comprendre ce qui me trouble. L’accusation est avant tout une négation de l’introspection, de même que la projection est ignorance de ma perception.

Il n’y a pas de monde. Il n’y a que le monde que chacun porte en soi avec des colorations de toutes sortes : demande, requête, imploration, quémandage, supplication, attente, revendication, tout un arsenal de réquisitoires pour espérer illusoirement être entendu, apprécié, reconnu et aimé à tout prix. Et une question demeure : est-ce que ce que je fais fortifie ma conscience ou flatte mon ego ?

La vertu du grain de sable dans ce système de défense égotique est de suspendre ses jugements et d’interrompre sa réactivité émotionnelle. Alors peut survenir un temps d’observation, d’écoute et d’attention. Il ne s’agit plus d’occuper le moi mais de prendre soin du soi. Pour cela il n’est que deux alternatives : soit être la proie de la peur qui fait régresser, soit cibler le désir qui met en mouvement. Entre les deux, il n’y a qu’une latence qui pourrie, une léthargie mortifère, une tétanie asphyxiante. Une force d’inertie dont les deux pôles de forces opposées s’annulent. Et c’est avec ce sur-place paralysant que la vie passe comme on occupe son temps à le passer avant qu’inexorablement on trépasse. L’immobilisme n’existe pas dans la bible du vivant qui habite l’être humain.

Avec mon ragout d’ego, je ne suis pas sorti de l’auberge. Peut-être même n’y suis-je pas encore entré ? Et pendant que certains creusent leurs tombes à coup de fourchettes et d’autres en levant leurs verres (à chacun son ustensile), le lavage de cerveau médiatique, les berceuses des rituels dogmatiques, le prêt-à-penser culturel font leur office d’infantilisation car se conformer, c’est renoncer à penser. On s’enivre d’abdications de soi pour ne pas s’éveiller au cœur réconfortant du réel. On préfère se renier au lieu de se relier.

Chaque jour penser à la mort, non pas tant à elle comme d’un rappel à l’ordre naturel de la vie qu’à une nuit éternelle dont on ne se relèverait jamais, me raffermit dans mon sentiment d’être. Curieux paradoxe qui aboutit à un certain détachement.

C’est retrouver le jeu de l’enfance et son insouciance du je, cette nature intérieure intemporelle déguisée en jeunesse. Goûter à nouveau ce temps où il n’y avait pas de réponses parce qu’il n’y avait pas de questions, à ces instants vécus convergeant vers une foi sans croyances et confirmant une conscience en éveil.

Et tandis que l’homme propose et que Dieu dispose, je navigue entre inquiétude du moi et crainte de Dieu parce qu’oublieux de la consanguinité de leur lien.

Et maintenant que mes familles de sang sont parties dans « l’éther nuitée », il ne me reste que mes amis de papiers, ces cultures d’herbes folles parmi lesquelles je trace mon sentier au milieu de leurs champs d’intelligence. Je creuse mon sillon en m’instruisant de leurs expériences d’éclaireurs qui font tendre mes observations vers le Soi et m’amènent à faire acte de présence à moi-même.

Bienheureuse incertitude menée dans une vie solitaire incorporée à tout ce qui s’anime. Et dans une vie réglée comme du papier à musique, bien ordonnée, l’inattendu, l’imprévisible et l’inouï restent des contrées ouvertes. Une clé du sol qui ouvre toutes les serrures du Ciel.
Qui sera le prochain à refléter la lumière enfouie sous mes ombres ?

On devient vieux quand on cesse d’apprendre. C’est une vieillesse qui avilit alors que la maturité fait croître. Dans le sablier où s’égrènent les secondes que j’ensevelie sous ma terre de culture, le temps de la germination vient avec une attente confiante et tranquille pour une récolte même tardive.

Car ce matin, en me levant, j’ai décidé de vivre.

Patrick Giles