Gori. Ce qui nous sauvera de l’effondrement

Je crois que le récit, la littérature, le goût des mots, la saveur des mots, je crois que l’amitié, l’amour, tout ça fait partie de formes de marronnages qui nous permet d’échapper à la prédation que constitue aujourd’hui justement l’exploitation éhontée non seulement matérielle mais aussi symbolique des humains. C’est donc cela que je prône, il y a déjà cela chez Benjamin, l’importance du conte, l’importance du récit. Il dit  « Nous avons perdu cette faculté qui nous paraissait inaliénable, celle de nous parler en nous racontant des histoires qui passent de bouche à oreille », ça demande du temps.
Dans la modernité, la nouvelle forme de colonialisme, elle se prévaut de la vitesse, une nouvelle forme d’impérialisme, de capitalisme, il faut faire vite. Et comme le disait Jean-François Liotard « un univers où le succès est de gagner du temps, penser n’a qu’un défaut mais incorrigible, en faire perdre. »
Donc tout ce qui est mis en place du point de vue des nouvelles technologies, est quelque chose de tout à fait formidable sauf que c’est utilisé de manière perverse pour nous permettre de gagner du temps c’est-à-dire de nous éviter de penser.
Il y a là quelque chose qui est vraiment d’une violence terrifiante. Ce paysage humain que nous constatons à l’hôpital, que nous constatons à l’université, que nous constatons dans les champs de culture comme dans les cours de justice, ce paysage-là n’est que la matérialisation de l’effondrement de nos catégories symboliques qui ne nous permettent plus d’appréhender le monde. Et je crois que l’utopie, les utopies mais en tant qu’habitus pas le projet utopique des lendemains qui chantent, pas les romans utopiques mais l’utopie au bord de toute situation, c’est d’essayer d’exploiter l’inédit, essayer de transgresser les évidences, arriver à sortir du vil formulaire, il faut, comme le dit Edouard Glissant, que nous puissions renverser le gouffre. Et nous ne pourrons renverser le gouffre de nos aliénations qu’à la condition d’exiger du temps pour échanger, pour parler, pour aimer et pour envisager la multiplicité qui est aujourd’hui réduite justement par un espèce de monologue, un monothéisme, qui transforme le langage en un ensemble de catalogues de significations ou de panneaux d’indications. Nous avons à prendre soin des mots parce que les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d’eux comme le disait le poète René Char.

Roland Gori. Entretien avec Jean Petaux à la librairie Mollat en janvier 2022