Michon. Vies minuscules

Chaque biture m’était une répétition générale, un radotage des formes déchues de la Grâce : car l’Ecrit, pensais-je, viendrait à son heure de la sorte, exogène et prodigieux, indubitable et transsubstantiel ; changeant mon corps en mots comme l’ivresse le changeait en pur amour de soi, sans que tenir la plume me coûtât plus que lever le coude ; le plaisir de la première page me serait comme le frisson léger du premier verre ; l’ampleur symphonique de l’œuvre achevée résonnerait comme les cuivres et les cymbales de l’ivresse massive, quand verres et pages sont innombrables. Archaïque moyen, grossier subterfuge de chaman paysan ! J’imagine que les bipèdes épouvantés des Cyclades, de l’Euphrate ou des Andes, à des millénaires de la Révélation, se pochardaient de la sorte en pure perte pour stimuler Sa venue ; et il n’y a pas si longtemps que les grands Indiens des Plaines en sont morts jusqu’au dernier, attendant peut-être que l’eau-de-feu les fournît en Messies ou inspirât au plus veule d’entre eux des Iliade et des Odyssée.

Pierre Michon. Vies minuscules. Folio. 2018