Germain. Acte de présence

Nous sentons tous, un jour ou l’autre, que « la vraie vie est absente », que nous portons des intuitions inexplorées, des capacités mentales inemployées, des aspirations inassouvies ; que nous sommes inachevés. Mais le plus souvent, nous négligeons ces intuitions, par crainte ou par paresse, nous les laissons s’éteindre, par indifférence, à la fin se dissoudre, par oubli. Ou nous les enlisons dans des satisfactions faciles d’accès, dans des rêves à bas coût. « L’imagination travaille continuellement à boucher toutes les fissures par où passerait la grâce », constate Simone Weil. Certains ne se contentent pas de ces bouche-trous ordinaires que sont les divertissements, aussi variés soient-ils, de la routine quotidienne, un peu ennuyeuse mais tellement rassurante ; leur désir d’accéder à une autre dimension de la vie, beaucoup plus sapide, exaltante, résiste à tous les succédanés offerts par la société. Mais, si les communs moyens de remplir le manque échouent à les satisfaire, ceux qu’ils recherchent dans des ersatz plus marginaux et intenses, tels que les stupéfiants ou diverses pratiques de l’extrême censés leur donné accès à « la vraie vie », ne sont à leur tour que des leurres, et loin de parvenir à « parler devant l’abîme où nous sommes avec l’abîme que nous sommes, parler autrement », face à eux-mêmes, aux autres, à tout, à rien, ils chavirent dans l’abîme, s’y égarent, s’y éreintent, à la fin s’y effondrent. On finit toujours par naufrager sur les écueils de sa propre finitude quand on s’obstine à pénétrer dans son gouffre intérieur par effraction, par « magie », par tricherie ou violence ; quand on se dispense de toute patience et de toute attention. Une réelle présence à soi, aux autres, requiert une « présence d’esprit » qui ne peut s’accommoder de mirages, d’états de fascination, de sidération, d’hallucination.

Sylvie Germain. Quatre actes de présence. Points. 2015