Kundera. L’immortalité
Ce souvenir fit naître en elle une pensée vague, fugace, et pourtant si importante (la plus importante de toutes, peut-être) qu’Agnès tenta de la saisir avec des mots :
Ce qui est insoutenable dans la vie, ce n’est pas d’être, mais d’être son moi. Grâce à son ordinateur, le Créateur a fait entrer dans le monde des milliards de moi, et leurs vies. Mais à côté de toutes ces vies on peut imaginer un être lus élémentaire, qui existait avant que le Créateur ne se mît à créer, un être sur lequel il n’a exercé ni n’exerce aucune influence. Etendue dans l’herbe, traversée par le chant monotone du ruisseau qui entrainait son moi, la saleté de son moi, Agnès participait de cet être élémentaire qui se manifeste dans la voix du temps qui court et dans le bleu du ciel ; elle savait, désormais, qu’il n’y a rien de plus beau.
La départementale où elle roule maintenant est calme ; lointaines ; infiniment lointaines, les étoiles scintillent. Agnès se dit :
Vivre, il n’y a là aucun bonheur. Vivre : porter de par le monde son moi douloureux.
Mais être, être est bonheur. Etre : se transformer en fontaine, vasque de pierre dans laquelle l’univers descend comme une pluie tiède.
Kundera. L’immortalité. Folio. 1993
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