Bettelheim. Un cœur conscient

Il serait déconcertant que, disposant de ce pour quoi tant de générations ont lutté, le sens de la vie nous échappe. Nous avons plus de liberté que jamais. Mais plus qu’à aucun autre moment du passé nous aspirons à un accomplissement qui nous fuit, nous laissant inquiets au sein de l’abondance. Après avoir conquis la liberté, nous sommes effrayés par l’étau des forces sociales qui semble se refermer sur nous dans un monde qui se rétrécit sans cesse.
L’ennui et l’insatisfaction que nous éprouvons devant la vie deviennent tels que beaucoup sont prêts à renoncer à cette liberté. Elle leur pose trop de problèmes, elle leur semble trop difficile à défendre, ils sont las d’eux-mêmes. Si leur vie n’a pas de sens, ils souhaitent du moins n’en pas porter la responsabilité et se décharger sur la société du poids de l’échec et de la culpabilité. (…)
Après avoir puisé un sentiment de sécurité dans la répétition de situations identiques, qui n’évoluaient que très lentement, il nous faut nous habituer à un type très différent de sécurité, reposant sur le bon usage de notre vie, alors qu’il nous est presque impossible de prévoir le résultat ultime de nos actes dans un monde en voie de transformation rapide.
Nous ne pouvons espérer réaliser un tel exploit si le cœur et la raison demeurent dissociés. Le travail et la création artistique, la vie familiale et la vie sociale, ne peuvent plus évoluer séparément. Il faut que le cœur, s’armant d’audace, imprègne la raison de sa chaleur vitale, même si la raison doit renoncer à sa rigueur logique pour faire place à l’amour et aux pulsations de la vie.

Bruno Bettelheim. Un cœur conscient. Livre de poche. 1977