Hesse. A un jeune artiste

Ce que tu fais dans la vie, tout cela s’apprécie en fonction du « sens » éternel du monde et d’après les critères de la justice éternelle, non par référence à quelque mesure établie, mais en appliquant à tes actes ta propre mesure, unique et personnelle. Quand Dieu te jugera, il ne te demandera pas : « As-tu été un Holder, un Picasso, un Pestalozzi, un Gotthelf ? »Il te demandera en revanche : « As-tu été et es-tu réellement le J.K. en vie duquel tu as hérité certaines dispositions ? » Questionné de la sorte, aucun homme n’évoquera jamais sans honte et sans effroi son existence et ses errements ; tout au plus pourra-t-il répondre : « Non, je n’ai pas été cet homme, mais je me suis du moins efforcé de le devenir dans la mesure de mes forces. » Et s’il peut le dire sincèrement, il sera alors justifié et sortira vainqueur de l’épreuve.
On exige encore autre chose de l’homme, dans le monde actuel, et cette exigence est propagée par les partis politiques, les patries ou les professeurs de morale universelle. On exige de l’homme qu’il renonce une fois pour toute à lui-même et à l’idée qu’à travers lui, quelque chose de personnel et d’unique pourrait être signifié ; on lui fait sentir qu’il doit s’adapter à un type d’humanité normale ou idéale qui sera celle de l’avenir, qu’il doit se transformer en un rouage de la machine, en un moellon de l’édifice parmi des millions d’autres moellons exactement pareils. Je ne voudrais pas me prononcer sur la valeur morale de cette exigence ; elle a son côté héroïque et grandiose. Mais je ne crois pas en elle. La mise au pas des individus, même avec les meilleurs intentions du monde, va à l’encontre de la nature et ne conduit pas à la paix et à la sérénité, mais au fanatisme et à la guerre.

Herman Hess. Lettre à un jeune artiste. Mille et une nuits. 1997